La mort du poème

La faim me réclame, la faim incommensurable,

la faim excitée par le flottement continu

des étoiles. Elle vient, ma faim, empourprer

mes veines afin de dessiner le bonheur

après la tristesse. Mais le bonheur comme

la tristesse demeurent imprévisibles (on

ne s’y prend jamais d’avance avec le bonheur,

la tristesse). Tantôt, ma tristesse, je

l’ai dit ou le dirai, mâche toutes mes

flèches, ma tristesse est synonyme d’un

rétrécissement. Il y a sans cesse au cours

de la vie un élément de mal compris qui

vous hante et occasionne des contretemps.

Quelque chose comme un souvenir enlisé,

un souvenir soumis tous les matins aux

exigences d’une image qui n’a pas changé.

Est-ce qu’on se sent coupable de trahir

un souvenir? Est-ce qu’on se raconte des

vérités, des mensonges, en s’imaginant

le serrer contre son cœur ou le retenir

au bas d’un escalier? Nous progressons

de pair avec ce souvenir, au gré des

chambres, trouvant dans chaque chambre

plein d’objets pour savoir et pour croire,

plein d’objets ayant appartenu à des

personnes (tantôt vieillis, tantôt utiles).

 

À l’aide de ces objets parfois, on invoque

des personnes plusieurs fois, celles qui

vivent comme celles qui ne vivent pas.

On allume des bougies, on perçoit le

battement d’une horloge, la chambre se

réanime et semble irrévocable. Le contraire

est une pente abrupte, un choc corporel :

le silence déchirant le silence, le

terrible messager incinéré sur la grève,

la mort du poème… Qu’est-ce qui se

dévoile aux confins d’une chambre si

l’on y trébuche soudain, si le fait de

voir n’élimine pas ce qu’on ne voit pas?

Qu’est-ce qui compte ou ne compte pas

et surnage à la surface de nos voix

à ce moment-là?

Référence bibliographique

François Charron, « La mort du poème », La chambre des miracles, Les Herbes rouges, 1994, p. 83-84.

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